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Loi littoral : arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme

Communiqué du Greffier

Arrêts de Grande Chambre1

Depalle c. France (n° 34044/02)

Brosset-Triboulet et autres c. France (n° 34078/02)

EN ORDONNANT LA DÉMOLITION DE MAISONS ÉDIFIÉES SUR LE DOMAINE PUBLIC MARITIME, LES AUTORITÉS FRANÇAISES N’ONT PAS VIOLÉ LA CONVENTION

Non-violations de l’article 1 du Protocole n° 1 (protection de la propriété)

à la Convention européenne des droits de l’homme.

Principaux faits

Dans la première affaire, le requérant, Louis Depalle, est un ressortissant français né en 1919 et résidant à Monistrol d’Allier (France). Dans la deuxième affaire, les requérantes sont deux ressortissantes françaises, Ijjo Brosset-Triboulet, née en 1935 et résidant à Sainte-Croix-Grand-Tonne (France), et Eliane Brosset-Pospisil, née en 1938 et décédée en 20082.

Dans la première affaire, Louis Depalle et son épouse acquirent en 1960, par acte notarié, une maison à usage d’habitation dans la commune d’Arradon (département du Morbihan). La maison était bâtie sur un terrain en bord de mer appartenant au domaine public maritime. A l’époque de l’acquisition, le terrain faisait l’objet d’une autorisation d’occupation du domaine public que le Préfet du Morbihan avait octroyée aux anciens occupants en contrepartie du paiement d’une redevance. Cette autorisation fut régulièrement renouvelée, par arrêté préfectoral, au bénéfice du requérant et de son épouse, jusqu’au 31 décembre 1992.

Ces arrêtés préfectoraux précisaient que l’administration se réservait la faculté de modifier ou retirer l’autorisation d’occupation du domaine public, pour quelque cause que ce soit, et sans indemnisation. Ils soulignaient en outre qu’à la demande de l’autorité concédante, le requérant et son épouse auraient l’obligation de remettre les lieux en leur état primitif. Depuis des siècles, le droit français prévoit en effet que le domaine public maritime n’est pas susceptible d’appropriation privée (il est imprescriptible et inaliénable).

En septembre 1993, le Préfet du Morbihan refusa de renouveler l’autorisation d’occupation du domaine public en raison de l’entrée en vigueur de la loi du 3 janvier 1986 relative à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral (dite « loi Littoral »). Il proposa néanmoins aux époux Depalle de signer avec l’État une convention qui les autoriserait à rester sur les lieux de leur vivant, à condition de ne pas y réaliser de travaux, à l’exception de travaux d’entretien. La convention interdisait en outre la cession et la transmission du terrain et de la maison à des tiers.

La deuxième affaire concerne des faits similaires. En 1945, la mère des requérantes avait acquis par donation entre vifs, rédigée devant notaire et publiée au registre des hypothèques de Vannes, une maison à usage d’habitation édifiée dans la commune d’Arradon et appartenant au domaine public maritime. Les occupants successifs de la parcelle avaient bénéficié d’une autorisation préfectorale d’occupation qui avait été systématiquement renouvelée depuis le 25 septembre 1909. La dernière autorisation, octroyée à la mère des requérantes, avait expiré le 31 décembre 1990. Le 6 septembre 1993, en raison de l’entrée en vigueur de la loi Littoral, le Préfet du Morbihan refusa de renouveler l’autorisation d’occupation et proposa à la mère des requérantes la conclusion d’une convention analogue à celle qui avait été proposée aux époux Depalle.

Dans les deux cas, les requérants rejetèrent les propositions du Préfet et, suite au refus de ce dernier de renouveler purement et simplement les autorisations d’occupation du domaine public, saisirent le tribunal administratif de Rennes d’une demande en annulation. De son côté, face au refus des requérants de régulariser leur position d’occupants sans titre du domaine public, le Préfet les déféra devant le même tribunal, comme prévenus d’une contravention de grande voirie, et en demanda la condamnation notamment à la remise en état du rivage de la mer, à leur frais et sans indemnisation préalable. Après que le tribunal administratif de Rennes et la cour administrative d’appel de Nantes s’étaient prononcés en faveur de l’administration, les deux affaires furent définitivement tranchées le 6 mars 2002 par un arrêt du Conseil d’État qui considéra que les biens litigieux faisaient effectivement partie du domaine public maritime, que les requérants ne pouvaient donc se prévaloir d’aucun droit réel sur ces biens et que par conséquent l’obligation de remise en l’état sans indemnisation préalable ne constituait pas une mesure prohibée par l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l’homme.

La démolition des maisons n’a pas encore été mise en œuvre à ce jour.

Griefs, procédure et composition de la Cour

Les requérants soutiennent que l’obligation qui leur est faite de démolir les maisons, à leurs frais et sans indemnisation, n’est pas compatible avec les droits qu’ils tirent de l’article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété) et de l’article 8 (droit au respect du domicile).

Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme le 4 septembre 2002. Le 25 septembre 2008, la chambre à laquelle les affaires avaient été attribuées s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre en application de l’article 303 de la Convention. Le 11 février 2009, une audience se tint en public au Palais des droits de l’homme à Strasbourg.

L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges, composée en l’occurrence de :

Nicolas Bratza (Royaume-Uni), président
Jean-Paul
Costa (France), 
Peer
Lorenzen (Danemark), 
Françoise
Tulkens (Belgique), 
Josep
Casadevall (Andorre), 
Karel
Jungwiert (République Tchèque), 
Nina
Vajić (Croatie) 
Rait
Maruste (Estonie), 
Anatoly
Kovler (Russie), 
Ljiljana
Mijović (Bosnie-Herzégovine), 
Renate
Jaeger (Allemagne), 
David Thór
Björgvinsson (Islande), 
Ineta
Ziemele (Lettonie), 
Mark
Villiger (Liechtenstein), 
Isabelle
Berro-Lefèvre (Monaco), 
George
Nicolaou (Chypre), 
Zdravka
Kalaydjieva (Bulgarie), juges
 
ainsi que de Michael
O’Boyle, greffier adjoint.

Décision de la Cour

Sur le grief relatif au droit de propriété (article 1 du Protocole n° 1)

La Cour admet tout d’abord que les requérants sont titulaires de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1 et que leurs griefs tirés de cet article doivent donc être examinés au fond. Certes, les autorisations d’occupation du domaine public ne leur ont pas conféré de droits réels sur le domaine public, mais le temps écoulé a fait naître chez eux un intérêt patrimonial à jouir des maisons.

Sur le fond, la Cour rappelle que la Convention reconnaît aux Etats contractants le pouvoir de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, à condition toutefois de respecter le droit de propriété. Dans ces affaires, le non-renouvellement des autorisations d’occupation du domaine public et l’injonction de détruire les maisons constituent de telles mesures de réglementation de l’usage des biens, poursuivant un but d’intérêt général : encourager le libre accès au rivage. Le rôle de la Cour est de s’assurer qu’un « juste équilibre » a été maintenu entre les impératifs de l’intérêt général et ceux des requérants, qui souhaitent conserver les maisons. En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande marge d’appréciation et ce d’autant plus lorsque, comme ici, l’on se trouve en matière d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement, où l’intérêt général de la communauté occupe une place prééminente. 

Analysant les arguments soumis par les requérants et l’Etat à l’appui de leurs thèses respectives, la Cour estime en premier lieu que les requérants ne sont pas fondés à soutenir que les autorités ont, au fil du temps, laissé se développer l’incertitude quant au statut des maisons. Au contraire : ils savaient depuis toujours que les autorisations d’occupation du domaine public étaient précaires et révocables. La tolérance dont l’Etat a fait preuve à leur égard n’y change rien.

Les requérants, qui soutenaient que les maisons litigieuses font en réalité elles-mêmes partie du patrimoine et ne gênent nullement l’accès au rivage, ne sont pas davantage fondés à soutenir que les mesures qui leur sont imposées ne vont pas dans le sens de l’intérêt général. Sur ce point, la Cour réitère que c’est au premier chef aux autorités nationales qu’il appartient de décider du type de mesures à prendre pour protéger le littoral.

Certes, après une si longue période d’occupation des maisons par les requérants, leur démolition constituerait un atteinte radicale à leurs « biens ». Toutefois, elle relève simplement d’une application cohérente (les requérants n’ont pas apporté la preuve du contraire) et plus rigoureuse de la loi, au regard de la nécessité croissante de protéger le littoral et son usage par le public, mais aussi de faire respecter les règles d’urbanisme.

La Cour constate par ailleurs que les requérants ont refusé les offres du préfet de poursuivre l’occupation des maisons sous conditions. Or, ces offres, qui n’apparaissaient pas déraisonnables, auraient pu constituer une solution conciliant les intérêts en présence.

La Cour ajoute enfin que l’absence d’indemnisation ne saurait passer pour une mesure disproportionnée à la réglementation de l’usage des biens des requérants, opérée dans un but d’intérêt général. Cette absence d’indemnisation résulte des règles sur le domaine public et le principe en était clairement indiqué dans toutes les autorisations d’occupation temporaire du domaine public consenties aux requérants durant des décennies.

Au vu de l’ensemble de ces considérations, la Cour estime que les requérants ne supporteraient pas une charge spéciale et exorbitante en raison de la démolition de leurs maisons sans indemnisation. Il n’y aurait donc pas rupture de l’équilibre entre les intérêts de la communauté et ceux des requérants. La Cour conclut, par treize voix contre quatre, à la non violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

Sur le grief relatif au droit au respect du domicile (article 8)

La Cour constate que le grief tiré de l’article 8 porte sur les mêmes faits que ceux examinés sous l’angle de l’article 1 du Protocole n° 1 et estime qu’il ne pose aucune question distincte. Elle en conclut, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas lieu à un examen séparé du grief tiré de l’article 8 de la Convention.

Dans chacun de ces arrêts, le juge Casadevall a exprimé une opinion concordante, les juges Bratza, Vajić, Björgvinsson et Kalaydjieva ont exprimé une opinion en partie dissidente commune, et le juge Kovler a exprimé une opinion en partie dissidente. Les textes de ces opinions séparées se trouvent en annexe de chacun des arrêts.

***

Ces arrêts existent en français en en anglais. Ce communiqué est un document rédigé par le greffe. Il ne lie pas la Cour. Les textes des arrêts sont disponibles sur son site Internet (http://www.echr.coe.int).

Contacts pour la presse

Stefano Piedimonte (tél : + 33 (0)3 90 21 42 04) ou 
Tracey Turner-Tretz (tél : + 33 (0)3 88 41 35 30) 
Kristina Pencheva-Malinowski (tél : + 33 (0)3 88 41 35 70)

Céline Menu-Lange (tél : + 33 (0)3 90 21 58 77)

Frédéric Dolt (tél : + 33 (0)3 90 21 53 39) 
Nina Salomon (tél : + 33 (0)3 90 21 49 79)

La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950.

1 Les arrêts de Grande Chambre sont définitifs (article 44 de la Convention).

2 Après son décès, le 14 mai 2008, ses deux filles, Sophie Robinet-Epiard et Elisabeth Pospisil, ont repris l’instance en qualité d’ayant droits.

3 Si l’affaire pendante devant une chambre soulève une question grave relative à l’interprétation de la Convention ou de ses Protocoles, ou si la solution d’une question peut conduire à une contradiction avec un arrêt rendu antérieurement par la Cour, la chambre peut, tant qu’elle n’a pas rendu son arrêt, se dessaisir au profit de la Grande Chambre, à moins que l’une des parties ne s’y oppose.

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