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Aires d’accueil des gens du voyage : interdiction de couper l’eau et l’électricité !

Jugement rendu par Tribunal administratif de Paris
24-01-2022
n° 2103255/4-2
Texte intégral :
Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés les 16 février et 4 novembre 2021, l’association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC) et Mme F. M., demandent au tribunal :

1°) d’annuler la décision implicite du 21 décembre 2020 par laquelle la maire de Paris a refusé d’abroger les dispositions du dernier alinéa de l’article 12, permettant la coupure de l’accès aux fluides pour défaut ou retard de paiement, et les dispositions de l’annexe 5, relatives à l’application d’une indemnité d’occupation à taux majoré de 4 € pour occupation sans titre ou dépassement du séjour, des règlements intérieurs des aires d’accueil des gens du voyage des bois de Boulogne et de Vincennes ;

2°) d’enjoindre, en application des articles L. 911-1, L. 911-2 et L. 911-3 du code de justice administrative, à la maire de Paris de procéder à la révision des règlements intérieurs dans un délai d’un mois à compter de la notification du jugement à intervenir, sous astreinte de 200 € par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de la ville de Paris une somme de 345,17 € sur le fondement de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elles soutiennent que :

– la décision implicite de refus d’abrogation n’est pas motivée ;

– l’article 12 des règlements intérieurs est illégal en ce qu’il prévoit l’interruption de l’accès aux fluides en cas de non-paiement ou de retard de paiement ; la disposition méconnaît l’article L. 210-1 du code de l’environnement, l’article L. 121-1 du code de l’énergie, l’article L. 115-3 du code de l’action sociale et des familles ; la privation des fluides constitue une violation manifeste des droits fondamentaux à un logement décent et à la santé en méconnaissance de l’article 10 du préambule de la constitution de 1946, de l’article 25 de la déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, de la loi du 31 mai 1990 et de l’article L. 300-1 du code de la construction et de l’habitation ; elle n’est justifiée par aucun motif d’ordre public ;

– l’annexe 5 des règlements impose une sanction d’un montant disproportionné et méconnaît les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; l’occupant sans titre du domaine public doit s’acquitter d’une indemnité correspondant au montant des redevances qui auraient été réclamées à l’occupant régulier du domaine public.

Par un mémoire en défense, enregistré le 14 octobre 2021, la ville de Paris conclut au rejet de la requête.

Elle soutient que :

– Mme M. ne démontre pas un intérêt à agir actuel et personnel ;

– les autres moyens soulevés par l’association nationale des gens du voyage citoyens ne sont pas fondés.

Par ordonnance du 5 novembre 2021, la clôture d’instruction a été fixée au 26 novembre 2021.

Vu :

– les autres pièces du dossier.

Vu :

– la déclaration universelle des droits de l’homme ;

– La Constitution du 4 octobre 1958 ;

– le code général des collectivités territoriales ;

– le code général de la propriété des personnes publiques ;

– le code des relations entre le public et l’administration ;

– le code de l’environnement ;

– le code de l’action sociale et des familles ;

– le code de l’énergie ;

– la loi n° 2013- 312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes ;

– la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 ;

– le décret n° 2019-1478 du 26 décembre 2019 ;

– le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l’audience.

Ont été entendus au cours de l’audience publique :

– le rapport de Mme B.,

– les conclusions de Mme A., rapporteure publique,

– et les observations de M. YR., représentant la ville de Paris.

Considérant ce qui suit :

1. L’association nationale des gens du voyage citoyens et Mme F. M., demandent au tribunal d’annuler la décision implicite du 21 décembre 2020 par laquelle la maire de Paris a refusé d’abroger les dispositions de l’article 12, permettant la coupure de l’accès aux fluides pour défaut ou retard de paiement, et les dispositions de l’annexe 5, relatives à l’application d’une indemnité d’occupation à taux majoré de 4 € pour occupation sans titre ou dépassement du séjour, des règlements intérieurs des aires d’accueil des bois de Vincennes et de Boulogne des gens du voyage.

Sur la fin de non-recevoir opposée en défense :

2. Il ressort des pièces du dossier que Mme M. est membre de la communauté des gens de voyage, vit dans une caravane de façon permanente et a vocation à utiliser les aires d’accueil des bois de Boulogne et de Vincennes. Ainsi, l’intéressée justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation des règlements de ces aires. La fin de non-recevoir opposée par la ville de Paris doit donc être écartée.

Sur les conclusions à fin d’annulation et sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens de la requête :

3. Aux termes de l’article 1er de la loi du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage et aux aires d’accueil des gens du voyage : « I. – Les communes participent à l’accueil des personnes dites gens du voyage et dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles. […]. » Aux termes de l’article 2 de la même loi : « I. – A Les communes figurant au schéma départemental et les établissements publics de coopération intercommunale compétents en matière de création, d’aménagement, d’entretien et de gestion des aires d’accueil des gens du voyage et des terrains familiaux locatifs définis aux 1° à 3° du II de l’article 1er sont tenus, dans un délai de deux ans suivant la publication de ce schéma, de participer à sa mise en oeuvre. […] / II. – Les communes et les établissements publics de coopération intercommunale intéressés assurent la gestion de ces aires ou la confient par convention à une personne publique ou privée. […]. » Aux termes de l’article 7 du décret du 26 décembre 2019 pris pour l’application de cette loi : « La commune ou l’établissement public de coopération intercommunale établit un règlement intérieur de l’aire qui régit les relations entre le gestionnaire et les occupants. Il précise notamment les conditions de séjour, les règles de vie en collectivité, ainsi que les droits et obligations réciproques des occupants et du gestionnaire. […]. »

En ce qui concerne les dispositions relatives à la coupure d’accès aux fluides en cas de non-paiement ou de retard de paiement :

4. Aux termes de l’article L. 210-1 du code de l’environnement : « […] Dans le cadre des lois et règlements ainsi que des droits antérieurement établis, l’usage de l’eau appartient à tous et chaque personne physique, pour son alimentation et son hygiène, a le droit d’accéder à l’eau potable dans des conditions économiquement acceptables par tous. […]. » Aux termes de l’article L. 121-1 du code de l’énergie : « […] Matérialisant le droit de tous à l’électricité, produit de première nécessité, le service public de l’électricité est géré dans le respect des principes d’égalité, de continuité et d’adaptabilité et dans les meilleures conditions de sécurité, de qualité, de coûts, de prix et d’efficacité économique, sociale et énergétique. » Aux termes de l’article L. 115-3 du code de l’action sociale et des familles : « Du 1er novembre de chaque année au 31 mars de l’année suivante, les fournisseurs d’électricité, de chaleur, de gaz ne peuvent procéder, dans une résidence principale, à l’interruption, y compris par résiliation de contrat, pour non-paiement des factures, de la fourniture d’électricité, de chaleur ou de gaz aux personnes ou familles. Les fournisseurs d’électricité peuvent néanmoins procéder à une réduction de puissance, sauf pour les consommateurs mentionnés à l’article L. 124-1 du code de l’énergie. Un décret définit les modalités d’application du présent alinéa. Ces dispositions s’appliquent aux distributeurs d’eau pour la distribution d’eau tout au long de l’année. »

5. Aux termes du dernier alinéa de l’article 12 des règlements intérieurs des aires d’accueil des gens du voyage des bois de Boulogne et de Vincennes : « A défaut de crédit sur le compte de l’usager, la Ville de Paris se réserve le droit de couper la fourniture d’eau potable et d’électricité. Il appartient à l’occupant de recharger son compte auprès du régisseur afin d’obtenir le rétablissement des fluides. »

6. Il ressort de la loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes, visée ci-dessus, que le législateur, en interdisant les coupures d’eau, quelle que soit la situation des personnes, pendant l’année entière, a entendu s’assurer qu’aucune personne en situation de précarité ne puisse être privée d’eau. Cette interdiction, en garantissant l’accès à l’eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, poursuit l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent. Les mêmes principes ont conduit le législateur à interdire, pendant la trêve hivernale, les coupures d’électricité et de gaz. Il est constant que les gens du voyage résident dans leurs caravanes, qui doivent être regardées comme leur résidence principale. La disposition des règlements intérieurs qui autorise le gestionnaire de l’aire d’accueil à couper à l’usager, à défaut de crédit sur son compte, toute l’année, l’eau, ou, pendant la période hivernale, l’électricité méconnaît, dès lors, l’objectif à valeur constitutionnelle d’assurer à tous un logement décent. Par suite, l’association nationale des gens du voyage citoyens et Mme M. sont fondées à soutenir que la disposition des règlements intérieurs autorisant le gestionnaire à couper l’accès aux fluides des usagers de l’aire de stationnement est illégale, en tant d’une part qu’elle autorise les coupures d’eau, et en tant d’autre part qu’elle autorise les coupures d’électricité entre le 1er novembre de chaque année et le 31 mars de l’année suivante, alors même que la ville de Paris ne procéderait pas, en cas d’impayés, à la coupure des fluides.

En ce qui concerne les dispositions relatives à l’application d’une indemnité d’occupation à taux majoré de 4 € pour occupation sans titre ou dépassement du séjour :

7. Aux termes de l’article L. 2125-1 du code général de la propriété des personnes publiques : « Toute occupation ou utilisation du domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L.1 donne lieu au paiement d’une redevance sauf lorsque l’occupation ou l’utilisation concerne l’installation par l’Etat des équipements visant à améliorer la sécurité routière ou nécessaires à la liquidation et au constat des irrégularités de paiement de toute taxe perçue au titre de l’usage du domaine public routier. » Aux termes de l’article L. 2125-3 du même code : « La redevance due pour l’occupation ou l’utilisation du domaine public tient compte des avantages de toute nature procurés au titulaire de l’autorisation. » Aux termes de l’article L. 2125-5 du même code : « En cas de retard dans le paiement des redevances dues pour l’occupation ou l’utilisation du domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1, les sommes restant dues sont majorées d’intérêts moratoires au taux légal. » Aux termes de l’article L. 2125-6 du code précité : « En cas de retrait de l’autorisation avant le terme prévu, pour un motif autre que l’inexécution de ses clauses et conditions, la partie de la redevance versée d’avance et correspondant à la période restant à courir est restituée au titulaire. »

8. Aux termes de l’article 19 des règlements intérieurs des aires d’accueil des bois de Boulogne et de Vincennes : « Est considérée comme occupant sans titre toute personne séjournant dans l’aire d’accueil et ne disposant pas d’un titre d’occupation régulier. […] Pendant la période de maintien non régularisé, une indemnité d’occupation est due. » Aux termes de l’annexe 5 des mêmes règlements : « […] Droit de place forfaitaire journalier : / 2,50 €/jour/emplacement de 2 caravanes / 3,75 €/jour/emplacement de 3 caravanes./ […] Indemnité pour occupation sans droit ni titre : 4 €/jour/emplacement. »

9. Une commune est fondée à réclamer à l’occupant sans titre de son domaine public, au titre de la période d’occupation irrégulière, une indemnité compensant les revenus qu’elle aurait pu percevoir d’un occupant régulier pendant cette période. A cette fin, elle doit rechercher le montant des redevances qui auraient été appliquées si l’occupant avait été placé dans une situation régulière, soit par référence à un tarif existant, lequel doit tenir compte des avantages de toute nature procurés par l’occupation du domaine public, soit, à défaut de tarif applicable, par référence au revenu, tenant compte des mêmes avantages, qu’aurait pu produire l’occupation régulière de la partie concernée du domaine public communal.

10. Les tarifs applicables fixés par les dispositions de l’article 19 des règlements intérieurs des aires d’accueil des bois de Boulogne et de Vincennes citées au point 8 prévoient un prix de l’emplacement journalier de 2,50 € par jour par emplacement de deux caravanes, et de 3,75 € par jour par emplacement de trois caravanes. Si la ville de Paris soutient que la majoration de 60 % du tarif prévue par l’annexe 5 des règlements intérieurs pour les occupants sans titre serait justifiée par les frais d’huissier engagés et par les branchements d’électricité sauvages sur les aires d’accueil, de tels frais annexes, qui au demeurant peuvent être facturés de façon séparée, ainsi que le prévoit l’article 11 des règlements litigieux dans le cas des fluides, ne peuvent entrer dans l’indemnité d’occupation du domaine public. Par suite, l’association nationale des gens du voyage citoyens et Mme M. sont fondées à soutenir que la disposition des règlements intérieurs prévoyant le paiement d’une indemnité pour occupation sans droit ni titre de 4 € par jour et par emplacement est illégale.

11. Il résulte de tout ce qui précède que la décision implicite par laquelle la maire de Paris a refusé d’abroger d’une part, les dispositions de l’article 12 des règlements intérieurs des aires d’accueil pour les gens du voyage des bois de Vincennes et de Boulogne en tant qu’elles autorisent les coupures d’eau toute l’année et les coupures d’électricité pendant la trêve hivernale, et d’autre part, les dispositions de l’annexe 5 des mêmes règlements prévoyant le paiement d’une indemnité pour occupation sans droit ni titre de 4 € par jour et par emplacement doit être annulée.

Sur les conclusions aux fins d’injonction :

12. Aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : « Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le cas échéant, d’un délai d’exécution. »

13. Le présent jugement implique, eu égard au motif d’annulation retenu, que la maire de Paris abroge les dispositions de l’article 12, en tant qu’elles autorisent les coupures d’eau toute l’année et les coupures d’électricité pendant la trêve hivernale, et celles de l’annexe 5, prévoyant le paiement d’une indemnité pour occupation sans droit ni titre de 4 € par jour et par emplacement, des règlements intérieurs des aires d’accueil pour les gens du voyage gérées par la ville de Paris, dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent jugement.

Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

14. Aux termes de l’article L. 761-1 du code de justice administrative : « Dans toutes les instances, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou, à défaut, la partie perdante, à payer à l’autre partie la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Le juge tient compte de l’équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d’office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu’il n’y a pas lieu à cette condamnation. »

15. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la ville de Paris la somme de 345,17 € au titre des frais exposés par les requérants et non compris dans les dépens.

Décide :

Article 1er : La décision implicite de rejet du 21 décembre 2020 de la ville de Paris, refusant d’abroger les dispositions de l’article 12 des règlements intérieurs des aires d’accueil pour les gens du voyage des bois de Vincennes et de Boulogne, en tant qu’elles autorisent les coupures d’eau toute l’année et les coupures d’électricité pendant la trêve hivernale, et les dispositions de l’annexe 5 des mêmes règlements, prévoyant le paiement d’une indemnité pour occupation sans droit ni titre de 4 € par jour et par emplacement, est annulée.

Article 2 : Il est enjoint à la maire de Paris d’abroger les dispositions de l’article 12 des règlements intérieurs des aires d’accueil pour les gens du voyage des bois de Vincennes et de Boulogne, en tant qu’elles autorisent les coupures d’eau toute l’année et les coupures d’électricité pendant la trêve hivernale, et celles de l’annexe 5 des mêmes règlements intérieurs prévoyant le paiement d’une indemnité pour occupation sans droit ni titre de 4 € par jour et par emplacement, dans un délai de trois mois à compter de la notification du présent jugement.

Article 3 : La ville de Paris versera à l’association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC) et à Mme M. la somme globale de 345,17 €.

Article 4 : le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 5 : Le présent jugement sera notifié à l’association nationale des gens du voyage citoyens, à Mme M. et à la ville de Paris.

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